La crise sanitaire, un stress test pour les démarches de prévention des RPS
Le 2 mars 2021, Christophe Nguyen a participé à une table ronde présidée par Cendra Motin Députée de l’Isère, vice-présidente de la commission des Finances lors des 11e rencontres parlementaires pour la santé au travail.
Serge Guérin, sociologue et directeur du pôle Santé à l’Inseec, journaliste :
Christophe Nguyen, en tant que président d’Empreinte Humaine et psychologue du travail, pouvez-vous faire le lien avec les problématiques de santé mentale ?
La crise inédite est un « stress test » pour les politiques de prévention des risques psychosociaux
Il est vrai que cette crise inédite nous a amenés, en tant qu’experts de la santé mentale au travail, à réaliser des baromètres sur la base de protocoles scientifiques, avec des questionnaires opposables d’un point de vue psychométrique dans la littérature internationale afin d’être certains de faire les bonnes observations et d’adapter les actions.
Nous avons réalisé cinq baromètres avec notre partenaire Opinion Way, sur la base d’échantillons représentatifs des salariés français, du premier confinement au mois de décembre 2020. Nous poursuivrons ces études en 2021, car la vérité d’un jour n’est pas toujours celle de demain. L’engouement du démarrage et la romantisation du 100% télétravail s’est transformée en problématique de lassitude voire d’effets délétères sur la santé mentale.Nous avons identifié de nombreuses bonnes pratiques et un certain nombre d’indicateurs dans le temps, mais il nous faut rester humbles en continuant de suivre l’évolution des phénomènes tout comme les économistes ont des difficultés à anticiper les effets économique de cette crise sanitaire.
Le premier de ces grands enseignements est que cette crise sanitaire est aussi psychologique. La crise est confrontante à la fois pour les ressources individuelles des personnes – y compris des personnes qui n’avaient pas d’antécédents de vulnérabilité et qui peuvent se fragiliser – pour les pratiques de management, et pour les entreprises, pour qui cette crise est un « stress test » de leur politique de prévention des risques psychosociaux. Nous nous apercevons que les entreprises qui ont anticipé et agi en amont s’en sortent mieux que les autres. La prévention est aussi l’anticipation
Pour vous donner une analogie, la prévention des risques psychosociaux peut être comparée à celle du risque d’incendie : lors d’un départ de feu, on peut constater que les extincteurs, portes coupe-feu et autres systèmes d’évacuation ont bien fonctionnés et été utilisés. Ainsi, les entreprises ayant mis en place des réseaux de capteurs, des sentinelles, chargées d’identifier, d’orienter vers les bonnes ressources des personnes qui seraient en difficulté psychologique s’en sortent statistiquement mieux que les autres.
Les femmes, les moins de 29 ans et les managers : les plus à risque
Il en va de même pour les entreprises dont les managers parlent régulièrement de qualité de vie au travail avec leurs équipes. Il existe donc de bonnes pratiques. Cette crise impacte différentes populations, comme les femmes (58% de détresse psychologique elles sont 1,5 fois plus risque que les hommes) pour qui les inégalités, les problématiques structurelles, sociétales ont été exacerbées, notamment lors du premier confinement. Elles ont dû faire plus de sacrifices concernant leur travail et c’est un réel enjeu de santé publique. Lors de notre baromètre T5, elles étaient plus nombreuses à penser à temps partiel (43% vs 32% les hommes). Il en va de même pour les jeunes dans l’entreprise (les moins de 29 ans ont un taux de 70% de détresse psychologique). Comment peuvent-ils bien télétravailler alors qu’ils ne savent pas encore bien travailler, qu’ils n’ont pas encore eu le temps nécessaire pour appréhender les codes de l’entreprise ?
Je ne suis pas certain que les managers soient les grands gagnants de cette crise, car ils sont plus exposés à la question de la détresse psychologique, ils sont 2 fois plus exposés au risque de burn out que les non managers. Ils estiment qu’il est plus difficile de manager à distance (7/10) et de comprendre l’état moral de leurs salariés (8/10). Ils sont inquiets de remarquer que certains de leurs collaborateurs ne vont pas bien, mais ne souhaitent pas être accompagnés (6/10).
Le télétravail: des formidables opportunités et potentiellement des risques (psychosociaux)
Nous observons également que plus on télétravaille et moins on est attaché à son entreprise. Le télétravail peut entraîner un appauvrissement, et installe une certaine monotonie. Il faut revoir les structures, les modes de collaboration, les modes de décision dans l’entreprise. Il faut se questionner sur le long terme. À court terme, on est certes plus efficace, avec une meilleure concentration, mais l’enjeu est la performance collective, la force du lien social et de la culture d’entreprise. De nombreux psychologues ont travaillé sur les freins culturels du management français à la question du télétravail. Cette nouvelle organisation du travail implique de nouvelles opportunités formidables, mais également de nouveaux risques psychosociaux et appelle au renouvellement des pratiques de prévention de ces risques. Il va falloir adapter le droit du travail quant au droit à la déconnexion, à la flexibilité, au télétravail gris, etc.
La résilience comme processus psychologique de fond
Nous nous sommes interrogés sur la capacité de résilience, de rebond face à cette crise traumatogène. C’est un processus de mutation psychologique assez profond. Les gens changent leur rapport au travail, revoient leurs priorités et ce qu’ils attendent de leurs employeurs. Quatre salariés sur dix déclarent que la crise leur a fait prendre conscience que leur travail n’avait pas de sens.
Nous sommes à la croisée des chemins, mais il existe déjà une forte demande des DRH d’anticiper l’état psychologique des personnes en sortie de crise. Nous observons un désengagement, mais aussi de nouvelles attentes et il va donc falloir renouveler les pratiques de qualité de vie au travail afin de combler les écarts et ne pas créer davantage de tension, de désengagement ni de nouveaux risques psychosociaux. 40% des salariés évoquent que cette crise leur a fait prendre conscience que leur travail n’avait pas de sens. Un enjeu de taille pour la Qualité de Vie au Travail de demain.
La sécurité psychologique est une des réponses pour la santé psychologique au travail
Avant cette crise, les entreprises n’ont jamais autant parlé de qualité de vie au travail dans les médias et dans les entreprises et, à l’inverse, il n’y avait jamais eu autant de risques psychosociaux en France, avec une forte augmentation des AT/MP liés, une conflictualité grandissante, du stress au travail à un niveau très élevé.
La crise a renforcé le phénomène. Différents critères doivent être mis en œuvre dans l’entreprise afin de réussir les actions de prévention et de garantir la sécurité psychologique. Dans les entreprises au Québec, nous observons deux fois moins de détresse psychologique élevée qu’en France (sous presse) alors qu’elle ont vécu le même virus.
La pandémie crée inéluctablement de l’anxiété, mais la prévention est un réel amortisseur.La question de l’engagement des comités de direction est primordiale. Est-ce stratégique pour eux ? En parlent-ils ? Savent-ils faire le lien entre le bien-être des personnes et l’efficacité de leur organisation ? Ont-ils une culture sur le sujet et y mettent-ils des ressources ?
Un fait marquant : à mesure que la détresse psychologique des salariés a augmenté avec le temps, l’engagement des comités de direction tel que perçu par les salariés, a quant à lui diminué avec le temps.
La sécurité psychologique et la qualité de vie au travail sont des questions quotidiennes et non conjoncturelles. Il faut en parler régulièrement, inscrire ces sujets dans le quotidien des pratiques de l’entreprise si nous voulons que chacun prenne soin de lui-même et des autres.
Nouveaux risques = Nouvelle politique publique de prévention
A l’heure de la loi santé travail, la crise sanitaire a été révélatrice de besoins nouveaux pour les entreprises, les dirigeants et les salariés en matière de prévention des RPS. Les actions actuelles conditionneront l’état psychologique lors de la sortie de crise dont les effets seront probablement à accompagner pendant plusieurs mois ou années comme un héritage de la période. Depuis 2010, la France a rattrapé une partie de son retard mondial toutefois, il reste urgent d’agir et d’élaborer de nouvelles politiques publiques pour renforcer la culture de la prévention pour la santé mentale au travail.