Épisode N°2 – Harcèlement moral et violences organisationnelles : Décrypter le processus de destruction
Nous sommes ravis d’annoncer la sortie du deuxième épisode du podcast Empreinte Humaine, le premier podcast dédié à la santé mentale au travail. Animé par nos co-fondateurs, Christophe Nguyen et Jean-Pierre Brun, experts en santé psychologique au travail, ce format traverse l’Atlantique pour décrypter les grands enjeux humains des organisations. Notre objectif est de vous apporter une vision croisée, pragmatique et inspirante pour concilier performance et santé psychologique.
Une invitée incontournable : Pascale Desrumaux
Nous avons eu le plaisir de recevoir Pascale Desrumaux, professeure des universités en psychologie sociale du travail à l’Université de Lille. Elle est l’ancienne responsable d’axe de recherche du laboratoire Psytech et l’autrice de nombreux travaux de référence sur les violences organisationnelles et les processus de justice organisationnelle. Forte d’une double expérience professionnelle, en entreprise puis en recherche, elle a été amenée à s’intéresser au harcèlement moral au travail après avoir observé une dégradation des conditions de travail et des expressions violentes dans les organisations dans les années 90-2000.
Comment définir le harcèlement moral au travail au-delà du simple conflit ?
Il est crucial de distinguer le harcèlement moral des situations de tension ou de conflit. Selon les travaux de Pascale Derumaux, le harcèlement se caractérise par quatre éléments fondamentaux :
- La répétition des agissements.
- La durée dans le temps de ces agissements.
- L’absence de soutien pour la victime.
- Le silence des témoins, que l’on appelle l’« omerta ».
Pascale Derumaux caractérise ce quatrième point par l’« absence d’assistance à personne en danger psychique », où « personne ne bouge, personne ne réagit ». Le harcèlement est un processus, une synergie d’agissements vers les personnes.
L’entretien a également permis de déconstruire l’idée que le harcèlement est uniquement une question de personnalité. En effet :
- Le rôle des facteurs organisationnels : En psychologie du travail, les facteurs organisationnels sont centraux. Le harcèlement se développe dans un contexte où le climat se dégrade, où l’injustice organisationnelle augmente, et où les formes de management sont davantage centrées sur les aspects financiers que sur l’humain.
- Les victimes sont-elles choisies par hasard ? Les travaux menés à l’Université de Lille, notamment en utilisant des tests psychologiques (comme le Big Five), n’ont montré aucune caractéristique de personnalité qui permettrait de prédire qu’une personne sera victime. Cependant, certains facteurs augmentent la vulnérabilité, comme le fait d’occuper des postes subalternes, d’être âgé de plus de 45 ou 50 ans, ou de se trouver dans une situation de forte dépendance (financière ou affective).
Le harcèlement moral au travail accélère-t-il le burnout ? (Et pourquoi la France est-elle en tête des dépressions liées au travail ?)
Oui, le harcèlement moral est un stress social majeur qui agit comme un accélérateur du burnout. Contrairement à un accident ponctuel, le stress post-traumatique lié au harcèlement se poursuit et s’amplifie, car c’est un processus de dégradation et de destruction continu.
Le harcèlement touche chacune des trois dimensions du burnout :
- L’épuisement émotionnel : La détresse psychologique causée par le harcèlement mène à des problèmes de sommeil, d’alimentation et une perte d’énergie.
- La distanciation/dépersonnalisation : La victime se désengage pour se protéger, le cerveau tentant de se dissocier de la situation invivable.
- La perte d’accomplissement.
Il existe d’ailleurs une confusion majeure en France. Les médecins traitants sont réticents à noter le harcèlement sur un certificat médical par peur d’attaques juridiques. Ils vont donc la plupart du temps noter « burnout » alors qu’il s’agit de harcèlement, faussant ainsi les statistiques.
Pourquoi la France est-elle en tête ?
Des études comparatives européennes montrent que la France arriverait en tête des dépressions attribuables au harcèlement moral. Le chiffre est de 19 % des dépressions liées au travail attribuables au harcèlement, soit plus de deux fois la moyenne européenne (environ 9 %) – Selon les travaux de l’équipe Niedhammer & Sultan-Taïeb (projet ETUI)
Ce chiffre « énorme » s’expliquerait par un « choc des cultures » où la France, avec sa devise liberté, égalité, fraternité, est prise en étau avec de nouvelles valeurs de rentabilité et d’efficacité. Ce manque d’équilibre et le fait que les managers ne reçoivent pas toujours de formation adéquate en management humain contribuent à ce choc, au détriment de l’humain.
Quelles sont les 5 stratégies clés pour prévenir le harcèlement au travail et réagir en cas d’agissements ?
Pascale Derumaux a livré des conseils cruciaux pour les victimes (posture défensive) et pour les organisations (prévention primaire) :
Conseils pour la victime (Posture défensive) :
- Distinguer les émotions : Les émotions négatives (peur, honte) doivent être traitées à l’extérieur de l’entreprise (via des professionnels ou des amis).
- Maintenir la Prosocialité : La victime doit continuer à faire preuve d’engagement et de loyauté envers l’organisation (citoyenneté organisationnelle). Cela sert de contrepoids à la « théorie du monde juste » (qui cherche ce que la victime aurait pu faire pour mériter ce qui lui arrive).
- Insister sur la gravité des faits : Il faut pointer du doigt les agissements hostiles, y compris le non-verbal méprisant, et prendre des témoins lorsque c’est possible.
- Éviter l’auto-stigmatisation : Ne jamais rapporter d’anciennes histoires difficiles (enfance, carrière précédente) qui pourraient stigmatiser la personne.
- Se faire aider à l’extérieur : Le soutien professionnel est essentiel pour libérer les émotions négatives et se reconstruire.
Conseils pour l’organisation (Prévention Primaire) :
- Garantir la Sécurité Psychosociale : L’entreprise doit appliquer les textes de loi et veiller au bien-être des salariés.
- Créer une Cellule Anti-Harcèlement : Toute grande entreprise devrait mettre en place une cellule dédiée (moral, sexuel, cyberharcèlement) ou, au minimum, un service d’écoute externe.
- Mener des Campagnes d’Information : Expliquer clairement ce qu’est le harcèlement et ce qu’il n’est pas.
- Promouvoir les Dynamiques Positives : Impulser des journées d’échanges sur la justice organisationnelle et la reconnaissance pour réinjecter du positif dans les climats tendus.
- Agir en amont sur les incivilités : Il est plus facile d’agir sur les incivilités, la mixité ou la diversité pour créer un climat de sécurité psychologique. Une organisation positive agit comme un filtre : « si on est mal intentionné, [on] n’y restera pas ».
Pourquoi cet épisode de podcast ?
Cet échange illustre que le harcèlement est un processus de destruction qui affecte non seulement l’individu, mais aussi l’organisation (turnover, démotivation, délitement). L’épisode donne des clés concrètes pour mieux décrypter l’actualité RH et agir sur la santé mentale.
Il est essentiel pour les décideurs RH, managers et acteurs de la QVCT qui cherchent à aller au-delà de la personnalisation des problèmes et à comprendre les mécanismes collectifs et organisationnels à l’œuvre.
Le podcast Empreinte Humaine est disponible dès maintenant sur toutes les plateformes d’écoute.