Qui n’a jamais entendu : « Le bien-être des collaborateurs? Il viendra avec les beaux jours. Aujourd’hui, j’ai des marges de manœuvre limitées: la crise, les coupures budgétaires, les actionnaires… On manque de moyens et cette année, les augmentations de salaires seront quasi nulles. On doit sortir la tête de l’eau et concentrer nos efforts pour le chiffre d’affaires » ?
Penser cela c’est admettre que le contexte économique morose que traversent les entreprises peut déterminer inexorablement le mal-être au travail. Ce discours placerait la qualité de vie au travail au rang d’un luxe réservé aux entreprises bien-portantes et soucieuses de leur image. Le bien-être au travail ne serait qu’une forme de rétribution aux salariés pour leurs efforts loyaux. Une sorte de « bonus » qu’on accorderait en contrepartie de résultats économiques.
Cette vision positionne la qualité de vie au travail comme un facteur extérieur au travail. Cette approche donnant-donnant (« je fournis un travail et j’en attends une récompense ») peut impliquer une dépendance hasardeuse entre l’effort fourni par les salariés et un retour hypothétique et différé. Dès lors, l’équation peut s’avérer périlleuse:
Si pas de résultats pour l’entreprise = pas de QVT pour le salarié
Si pas de QVT à longs termes = moindre santé pour le salarié = moindres résultats pour l’entreprise. En somme, un cycle potentiellement infernal.
D’abord la compétitivité, la QVT après ?
Prenons pour exemple cette entreprise industrielle, que nous avons accompagnée dans le cadre d’une étude des risques psychosociaux, dont le marché mature et concurrentiel nécessitait une adaptation des volumes de la production en fonction des demandes clients tout en maîtrisant les ressources et les coûts pour se développer. En clair, faire plus rapide, mieux et avec moins. Objectif: répondre à des clients exigeants ayant besoin d’acheter à plus bas coût.
Cette entreprise cherchait à ajuster ses capacités de production en termes techniques en fonction des commandes et planifiait ses activités afin d’équilibrer ses charges en rapport avec sa production en cherchant à diminuer les stocks (« zéro stock »). Fidèle à sa politique qualité, elle veillait également à ce que ses machines ne soient pas en surrégime afin d’éviter la « casse », les coûts supplémentaires et donc la perte de productivité engendrée. Concernant les « ressources humaines », les volumes horaires et le nombre de personnes étaient aussi adaptés au carnet de commande.
Suite à l’introduction de ces changements, la société a vu un accroissement de problèmes de livraison des produits et des défauts de qualité engendrant une augmentation des retours produits, des insatisfactions et des contentieux clients. Aussi, les ratios de disponibilité machine (taux de panne machine) s’étaient dégradés.
Lors de notre étude, il ressortait que le service de maintenance avait les niveaux de stress les plus significativement élevés. Les techniciens se plaignaient d’un sous-effectif, de travailler régulièrement dans un « mode dégradé ». Leur planning était bousculé par des pannes et des sollicitations continues vues par eux comme non justifiées des équipes de fabrication. Aussi, ils rapportaient des tensions relationnelles nouvelles avec ces dernières.
Le travail en flux tendu engendrait des contraintes d’adaptation nouvelles pour les équipes de fabrication. Face au manque de prévisibilité de la charge de travail et à la diminution des marges de manœuvre que représentait l’absence de stock, la maintenance intervenait au gré des problèmes que rencontrait la production. La maintenance était devenue une variable ajustement des aléas de la production. Notre enquête a pu notamment mettre en lumière que la production tenait pour responsable la maintenance des problèmes de pannes. Ainsi, dans leur esprit, la maintenance devait réparer « leurs erreurs ». De plus, il existait des sentiments d’injustice organisationnelle liés à des perceptions de favoritisme quant à la distribution de majoration salariale et d’attribution de congés. Aussi, les métiers de la maintenance s’estimaient être moins valorisés que ceux de la production au sein de l’entreprise. Tout s’était passé comme si le nouveau mode d’organisation de l’entreprise, basé sur la réactivité des équipes, avait en quelques sortes mis en exergue des sentiments d’iniquité sous jacents et qui s’exprimaient au travers des conflits entre les services.
Parmi les actions menées dont la définition de stocks produits dits stratégiques, présentons quelques unes concernant la coordination entre les 2 services :
• mise à plat des critères de rétributions des primes et congés
• amélioration de la planification des activités de maintenance préventive
• définition collective de critères et niveaux d’intervention de la maintenance
• mise en place d’objectifs collectifs de travail
Quelques mois plus tard, les rapports entre les équipes et les indicateurs d’efficacité se s’étaient, peu à peu, améliorés.
Cet exemple peut illustrer combien la qualité des relations humaines sous tend l’efficacité organisationnelle. Cette proposition étant d’autant plus vraie dans le cadre de cette organisation où le « zéro stock » et la réactivité induite nécessitent une coopération accrue des équipes.
Au delà d’une approche purement quantitative (la « main d’œuvre »), il est judicieux de questionner les impacts qualitatifs que ces exigences croissantes de l’entreprise ont sur l’écosystème des salariés.
Si nous considérons l’humain comme une ressource voire un capital, il est logique de prendre en compte la capacité et les moyens des salariés: Quelles incidences sur leurs objectifs ? Leur santé ? Leur sentiment d’appartenance? Leurs relations de soutien? La reconnaissance de leur métier? La qualité perçue de leur travail? Le leadership et la disponibilité des managers…? Le sens donné à leur tâche? En résumé, leur QVT ?
De nombreuses études scientifiques démontrent un lien fort entre la santé du personnel et l’efficacité de l’entreprise (Tasho, Jordan et coll. 2005; Bond, Flaxman et coll. 2006; Brun 2008). Les difficultés ne tiennent pas tant à expliquer les conséquences négatives d’une piètre qualité de vie au travail que de mettre en évidence qu’il n’est nul besoin d’attendre que ces problèmes apparaissent pour agir.
Intégrer la qualité de vie au travail comme valeur stratégique et enjeux de gouvernance est bien plus efficace et moins coûteux (financièrement et humainement) que de « gérer les problèmes ». Elle représente une réponse possible pour résoudre l’équation entre performance sociale et performance économique en insérant la QVT au centre. Associer l’empreinte humaine au cœur même des processus de décisions de gouvernance est la manière la plus efficiente d’agir sur l’écosystème des salariés dans une relation gagnante-gagnante entre l’entreprise et ses hommes pour une efficacité durable. Les salariés ne s’y trompent pas, pour 87% d’entre eux, une bonne qualité de vie au travail profite à la fois aux salariés et aux entreprises (sondage ANACT TNS SOFRES juin 2013).
Le contexte économique contraignant, où les ressorts d’engagement « classiques » (salaires, évolutions professionnelles verticales…) semblent avoir disparu, invite d’autant plus à un changement de paradigme: considérer la QVT comme une opportunité, un levier de management stratégique au même titre que la gestion financière, la GRH ou la logistique.