Podcast Empreinte Humaine – Avec Suzy Canivenc & Arthur Vinson, Observatoire de l’Infobésité et de la Collaboration Numérique et de la Collaboration Numérique (OICN)
Pendant longtemps, la surcharge informationnelle a été considérée comme un irritant du quotidien : trop de mails, trop de réunions, trop de notifications. Rien de très grave… juste un contexte “normal” de travail moderne.
Pourtant, à écouter Suzy Canivenc et Arthur Vinson – co-présidents de l’Observatoire de l’Infobésité et de la Collaboration Numérique– on réalise que l’infobésité n’est pas un simple dysfonctionnement numérique : c’est un enjeu majeur de santé mentale, encore largement sous-estimé par les organisations.
Dans ce nouvel épisode animé par Jean-Pierre Brun, nous plongeons dans un phénomène qui touche tous les métiers, toutes les équipes, tous les secteurs — et qui contribue silencieusement à l’épuisement des salariés.
Qu’est-ce que l’infobésité et pourquoi en parle-t-on autant aujourd’hui ?
Le terme “infobésité” vient du Québec : il désigne un excès d’informations par rapport à ce que notre cerveau peut absorber et traiter.
L’Observatoire de l’Infobésité et de la Collaboration Numérique et de la Collaboration a analysé des millions d’e-mails, des milliers d’heures de réunions et d’usages collaboratifs. Le constat est sans appel :
- 340 mails reçus par semaine pour un dirigeant
- 14 heures de réunions hebdomadaires pour un manager
- 1 mail sur 3 envoyé hors horaires
- 1 week-end sur 2 “travaillé” numériquement par les cadres
Cette avalanche de sollicitations constitue une activité cognitive à part entière, mais elle reste invisible dans l’organisation du travail.
« On passe plus de temps à gérer l’information qu’à accomplir son travail réel. » — Suzy Canivenc
Pourquoi l’infobésité impacte-t-elle autant la santé mentale ?
Parce qu’elle agit directement sur trois dimensions clés du bien-être psychologique :
1. La surcharge cognitive
Les interruptions permanentes fragmentent l’attention, empêchent la concentration et augmentent la fatigue mentale.
2. Le sentiment d’urgence permanente
La réactivité devient la norme implicite. Les salariés ont l’impression qu’ils doivent répondre “tout de suite”, même le soir ou le week-end.
3. L’effacement des frontières
L’hyperconnexion ouvre la porte au débordement du travail sur le temps personnel — un facteur reconnu de stress chronique.
En psychologie du travail, ces phénomènes contribuent à :
- l’épuisement émotionnel,
- la perte de sens,
- le travail empêché,
- l’augmentation de la charge mentale perçue.
“L’infobésité n’invente pas de nouveaux risques psychosociaux : elle intensifie tous ceux qui existent déjà.”
Les outils numériques sont-ils réellement le problème ?
Non.
C’est l’usage collectif qui en est fait.
Dans la pratique, aucune technologie n’a remplacé la précédente :
Les réunions → les mails → les messageries → les drives → les outils collaboratifs…
Résultat : un mille-feuille outillé, où personne ne sait vraiment :
- où se trouve l’information,
- quel canal utiliser,
- quelle règle appliquer.
Cette confusion est un facteur majeur de surcharge : on perd du temps, de l’énergie, du discernement — et parfois le fil du sens.
Pourquoi l’infobésité reste-t-elle un angle mort de la prévention ?
Trois raisons principales :
1. Elle est interprétée comme un problème individuel
“Organise-toi mieux”, “prends du recul”, “déconnecte”…
Or on ne peut pas demander à un salarié de compenser ce que l’organisation ne régule pas.
2. Elle est vue comme un irritant, pas comme un facteur de risques
Tant que les dirigeants n’auront pas de données objectives, la surcharge numérique restera minimisée.
3. Elle ne s’inscrit dans aucune responsabilité clairement définie
Ni tout à fait RH, ni tout à fait SI, ni tout à fait managériale…
Elle glisse entre les mailles.
Et pourtant, tout montre qu’elle a un effet direct sur la santé, la performance et la qualité du travail.
Comment les organisations peuvent-elles agir concrètement ?
Arthur Vinson et Suzy Canivenc insistent : pas de solutions magiques, mais des régulations collectives.
1. Mesurer pour objectiver
Sans données, on reste dans les perceptions.
Avec des données, on ouvre un espace de dialogue non défensif.
2. Créer des espaces de discussion dans les équipes
L’échelle pertinente n’est pas l’entreprise entière, mais l’équipe de travail :
C’est là que se négocient les règles, les attentes, les temps de réponse, les canaux à privilégier.
3. Former des référents “infobésité”
Un nouveau rôle qui permet :
- d’aligner les pratiques entre directions,
- d’éviter les injonctions contradictoires,
- de remonter les irritants au comité de direction.
4. Développer une culture de régulation
Comme en prévention des accidents, il faut normaliser le fait de dire :
“Ce volume de mails n’est pas soutenable.”
“Ces réunions back-to-back empêchent le travail.”
Réduire ses mails : est-ce vraiment utile pour l’environnement ?
Surprise : non, ou très peu.
Les études montrent que l’essentiel de l’impact carbone du numérique provient :
- des terminaux,
- de leur fabrication,
- de leur renouvellement.
Effacer ses mails ne compensera jamais un aller-retour en avion ni le remplacement d’un ordinateur encore fonctionnel.
Mais réduire la surcharge informationnelle reste utile pour une raison essentielle :
elle protège la santé mentale.
Que retenir pour la prévention en entreprise ?
L’infobésité n’est pas un irritant.
Ce n’est pas non plus une compétence individuelle.
C’est un problème d’organisation du travail.
Et comme tout problème organisationnel, il nécessite :
- du dialogue,
- de la mesure,
- des régulations collectives,
- une prise de position claire de la direction.
Si l’on veut véritablement renforcer la santé mentale au travail, il faut aussi agir là où l’on regarde rarement :
sur la manière dont nos organisations produisent, gèrent et saturent l’information.
